« Il y a autant de différences entre un poème et un roman qu’entre un tigre et un lit, un orage et un thermomètre. Le premier est mouvement, le second est attente ; ou plutôt ‘remise à plus tard’ d’une explication dont on se contentera. Un poème ne se traduit pas : il se ressent. […] On doit bousculer la sensibilité de son lecteur comme un vent bouscule (arrache et caresse) les rivages, change la couleur d’un ciel » (Cahier 18).
Le fonds Luce Hoctin conserve 22 cahiers format A5 écrits de la main d’Alain Jouffroy entre 1947 et 1956. Le corpus rassemble les cahiers de naissance des poèmes surréalistes Attulima et Pantogamor, des cahiers rédigés en Italie rendant compte de sa critique de l’œuvre de Matta (complété par un cahier dans le fonds Alain Jouffroy) et de bribes poétiques sur La condition Jouffroy (Cahiers 15 et 16), et d’autres encore dans lesquels il aborde, en poèmes et en prose, les arts, les problèmes métaphysiques, les pulsions de vie, de mort et de sexe, les rêves et l’écriture. Certains écrits sont accompagnés de dessins.
Poète, critique et penseur métaphysique, sa rencontre amoureuse avec Luce Hoctin en mars 1949 (lorsqu’il a 21 ans et elle 33) semble bousculer sa vision du monde. Ses notes personnelles sont plus nombreuses et se teintent de sa présence (surtout dans Cahier 1), et il l’incorpore dans son monde poétique en l’associant sans cesse à la lumière ou à l’océan. Le sexe devient alors un sujet important dans ses écrits, et il commence à se pencher sur celui de l’amour : « L’amour, ç’a été pour moi la découverte poétique de la lucidité – le calme avec lequel nostalgiquement j’envisage mon avenir, mon personnage même, est celui d’un homme que la lumière a irradié […] (Luce est l’aurore de ma personnalité, en ceci qu’elle joue le rôle du soleil à partir duquel tout s’organise pour moi érotiquement aujourd’hui) » (Cahier 1).
La poésie semble le medium qu’Alain Jouffroy privilégie : 20 des 22 cahiers en contiennent. Ses poèmes peuvent émaner de réflexions métaphysiques, de notes à propos de situations triviales avec Luce, de l’inspiration que lui procurent d’autre œuvres (poétiques, picturales) … Il livre par exemple, à propos de son poème épique : « Attulima, l’Enfer de l’Immobilité, c’est le Pèlerin du Doute de Matta qui a dû m’en souffler l’idée » (Cahier 6). Les cahiers d’Attulima et de Pantogamor sont des mines d’or de sa création poétique : ils rendent compte des premiers jets, des premiers tâtonnements et des transformations de ces premiers poèmes narratifs. Il annote, rature, barre, réécrit ses poèmes.
Mais ses cahiers sont aussi emplis de pensées sur ce qu’est la poésie, ce qu’est le poète, et sur l’écriture elle-même : « Le dernier mot d’un poème doit être une petite fin du monde » (Cahier 1). Il se confesse également parfois – plus rarement – sur la fonction que l’écriture tient pour lui : « Ma décision de devenir écrivain est imbriquée dans mes premiers conflits avec mon père. / C’est ma chaîne (le langage, sous le poids duquel je succombais) dans laquelle j’entrevis ma libération future » (Cahier 4).